L’académicien franco-russe, prix Goncourt 1995, s’afflige de
voir l’Ukraine transformée en “chaudron guerrier”. Il se défend d’être
pro-Kremlin et regrette une vision “manichéenne” du conflit “qui empêche
tout débat”.
FIGAROVOX. – En tant qu’écrivain d’origine russe, que vous inspire cette guerre ?
Andreï MAKINE. –
Pour moi, elle était impensable. J’ai en tête les visages de mes amis
ukrainiens à Moscou, que je voyais avant tout comme des amis, pas comme
des Ukrainiens. Le visage de leurs enfants et de leurs petits-enfants,
qui sont dans ce chaudron guerrier. Je plains les Ukrainiens qui meurent
sous les bombes, tout comme les jeunes soldats russes engagés dans
cette guerre fratricide. Le sort du peuple qui souffre m’importe
davantage que celui des élites. Comme le disait Paul Valéry, “la guerre,
ce sont des hommes qui ne se connaissant pas et qui se massacrent au
profit d’hommes qui se connaissent et ne se massacrent pas”
Une partie de la presse vous qualifie d’écrivain pro-Poutine. L’êtes-vous?
C’est
une journaliste de l’AFP qui m’a collé cette étiquette il y a une
vingtaine d’années. C’était juste après le départ de Boris Eltsine dont
le bilan était catastrophique pour la Russie. Je lui avais expliqué que
Eltsine, dans un état d’ébriété permanent, avec la responsabilité du
bouton atomique, représentait un vrai danger. Et que j’espérais que la
Russie pourrait devenir un peu plus rationnelle et pragmatique à
l’avenir. Mais elle a titré : “Makine défend le pragmatisme de Poutine”.
Comme c’était une dépêche de l’AFP, cela a été repris partout. Et
lorsque je suis entré à l’Académie, un grand hebdo, dont par charité je
tairai le nom, a, à son tour, titré : “Makine, un Poutinien à
l’Académie”… Cela en dit long sur le monde de mensonge dans lequel nous
vivons.
Vous condamnez l’intervention russe…
Mon
opposition à cette guerre, à toutes les guerres, ne doit pas devenir une
sorte de mantra, un certificat de civisme pour les intellectuels en mal
de publicité, qui tous cherchent l’onction de la doxa moralisatrice. À
force de répéter des évidences, on ne propose absolument rien et on en
reste à une vision manichéenne qui empêche tout débat et toute
compréhension de cette tragédie. On peut dénoncer la décision de
Vladimir Poutine, cracher sur la Russie, mais cela ne résoudra rien,
n’aidera pas les Ukrainiens.
Pour pouvoir arrêter cette guerre, il
faut comprendre les antécédents qui l’ont rendue possible. La guerre
dans le Donbass dure depuis huit ans et a fait 13 000 morts, et autant
de blessés, y compris des enfants. Je regrette le silence politique et
médiatique qui l’entoure, l’indifférence à l’égard des morts dès lors
qu’ils sont russophones. Dire cela, ne signifie pas justifier la
politique de Vladimir Poutine. De même que s’interroger sur le rôle
belliciste des États-Unis, présents à tous les étages de la gouvernance
ukrainienne avant et pendant la “révolution du Maïdan”, n’équivaut pas à
dédouaner le maître du Kremlin. Enfin, il faut garder à l’esprit le
précédent constitué par le bombardement de Belgrade et la destruction de
la Serbie par l’Otan en 1999 sans avoir obtenu l’approbation du Conseil
de sécurité des Nations unies. Pour la Russie, cela a été vécu comme
une humiliation et un exemple à retenir. La guerre du Kosovo a marqué la
mémoire nationale russe et ses dirigeants.
Lorsque Vladimir Poutine
affirme que la Russie est menacée, ce n’est pas un “prétexte” : à tort
ou à raison, les Russes se sentent réellement assiégés, et cela découle
de cette histoire, ainsi que des interventions militaires en
Afghanistan, en Irak et en Libye. Une conversation rapportée entre
Poutine et le président du Kazakhstan résume tout. Ce dernier tente de
convaincre Poutine que l’installation de bases américaines sur son
territoire ne représenterait pas une menace pour la Russie, qui pourrait
s’entendre avec les États-Unis. Avec un petit sourire triste, Poutine
répond : “C’est exactement ce que disait Saddam Hussein !”
Encore une
fois, je ne légitime en aucune manière la guerre, mais l’important
n’est pas ce que je pense, ni ce que nous pensons. En Europe, nous
sommes tous contre cette guerre. Mais il faut comprendre ce que pense
Poutine, et surtout ce que pensent les Russes, ou du moins une grande
partie d’entre eux.
Vous présentez la guerre de Poutine comme une conséquence de
la politique occidentale. Mais le président russe ne nourrit-il pas une
revanche contre l’Occident depuis toujours ?
J’ai vu
Vladimir Poutine en 2001, peu après sa première élection. C’était un
autre homme avec une voix presque timide. Il cherchait la compréhension
des pays démocratiques. Je ne crois pas du tout qu’il ait eu déjà en
tête un projet impérialiste, comme on le prétend aujourd’hui. Je le vois
davantage comme un réactif que comme un idéologue. À cette époque-là,
le but du gouvernement russe était de s’arrimer au monde occidental. Il
est idiot de croire que les Russes ont une nostalgie démesurée du goulag
et du Politburo. Ils ont peut-être la nostalgie de la sécurité
économique, de l’absence de chômage. De l’entente entre les peuples
aussi : à l’université de Moscou, personne ne faisait la différence
entre les étudiants russes, ukrainiens et ceux des autres républiques
soviétiques… Il y a eu une lune de miel entre la Russie et l’Europe,
entre Poutine et l’Europe avant que le président russe ne prenne la
posture de l’amant trahi. En 2001, Poutine est le premier chef d’État à
proposer son aide à George W. Bush après les attentats du 11 septembre.
Via ses bases en Asie centrale, la Russie facilite alors les opérations
américaines dans cette région. Mais, en 2002, les États-Unis sortent du
traité ABM, qui limitait l’installation de boucliers antimissiles. La
Russie proteste contre cette décision qui ne peut, d’après elle, que
relancer la course aux armements. En 2003, les Américains annoncent une
réorganisation de leurs forces, en direction de l’Est européen
Poutine
s’est durci à partir de 2004 lorsque les pays anciennement socialistes
ont intégré l’Otan avant même d’intégrer l’Union européenne, comme s’il
fallait devenir anti-russe pour être Européen. Il a compris que l’Europe
était vassalisée par les États-Unis. Puis il y a eu un véritable
tournant en 2007 lorsqu’il a prononcé un discours à Munich en accusant
les Américains de conserver les structures de l’Otan qui n’avaient plus
lieu d’être et de vouloir un monde unipolaire. Or, en 2021, lorsqu’il
arrive au pouvoir, Joe Biden ne dit pas autre chose lorsqu’il déclare
que “l’Amérique va de nouveau régir le monde”.
On a le sentiment que vous renvoyez dos à dos les Occidentaux
et les Russes. Dans cette guerre, c’est bien la Russie l’agresseur…
Je
ne les renvoie pas dos à dos. Mais je regrette que l’on oppose une
propagande européenne à une propagande russe. C’est, au contraire, le
moment pour l’Europe de montrer sa différence, d’imposer un journalisme
pluraliste qui ouvre le débat. Lorsque j’étais enfant dans la Russie
soviétique et qu’il n’y avait que la Pravda, je rêvais de la France pour
la liberté d’expression, la liberté de la presse, la possibilité de
lire différentes opinions dans différents journaux. La guerre porte un
coup terrible à la liberté d’expression : en Russie, ce qui n’est guère
surprenant, mais aussi en Occident. On dit que «la première victime de
la guerre est toujours la vérité». C’est juste, mais j’aurais aimé que
ce ne soit pas le cas en Europe, en France.
Comment peut-on prétendre défendre la démocratie en censurant des chaînes de télévision, des artistes, des livres ?
De mon point de vue, la fermeture de la chaîne RT France
par Ursula von der Leyen, Présidente non élue de la Commission
européenne, est une erreur qui sera fatalement perçue par l’opinion
comme une censure. Comment ne pas être révolté par la déprogrammation du
Bolchoï de l’Opéra Royal de Londres, l’annulation d’un cours consacré à
Dostoïevski à Milan ? Comment peut-on prétendre défendre la démocratie
en censurant des chaînes de télévision, des artistes, des livres ? C’est
le meilleur moyen, pour les Européens, de nourrir le nationalisme
russe, d’obtenir le résultat inverse de celui escompté. Il faudrait au
contraire s’ouvrir à la Russie, notamment par le biais des Russes qui
vivent en Europe et qui sont de manière évidente pro-européens. Comme le
disait justement Dostoïevski : “chaque pierre dans cette Europe nous
est chère”.
La propagande russe paraît tout de même délirante lorsque Poutine parle de “dénazification”
Le
bataillon Azov, qui a repris la ville de Marioupol aux séparatistes en
2014, et qui depuis a été incorporé à l’armée régulière, revendique son
idéologie néo-nazie et porte des casques et des insignes ayant pour
emblème le symbole SS et la croix gammée. Il est évident que cette
présence reste marginale et que l’État ukrainien n’est pas nazi, et ne
voue pas un culte inconditionnel à Stepan Bandera. Mais des journalistes
occidentaux auraient dû enquêter sérieusement sur cette influence et
l’Europe condamner la présence d’emblèmes nazis sur son territoire. Il
faut comprendre que cela ravive chez les Russes le souvenir de la
Seconde guerre mondiale et des commandos ukrainiens ralliés à Hitler, et
que cela donne du crédit, à leurs yeux, à la propagande du Kremlin.
Au-delà du débat sur les causes et les responsabilités de chacun dans la guerre, que pensez-vous de la réponse européenne ?
Bruno
Le Maire a été critiqué pour avoir parlé de guerre totale, mais il a eu
le mérite de dire la vérité et d’annoncer la couleur, loin de
l’hypocrisie de ceux qui envoient des armes et des mercenaires et
entendent ruiner l’économie russe, mais prétendent qu’ils ne font pas la
guerre. En vérité, il s’agit bien de provoquer l’effondrement de la
Russie, l’appauvrissement de son peuple. Il faut le dire clairement :
l’Occident est en guerre contre la Russie.
Cependant, s’il y a un
aspect positif pour la possible démocratisation de la Russie, c’est que
l’on va anéantir la construction oligarchique qui est une vraie tumeur
depuis les années 90. J’invite les dirigeants européens à exproprier les
oligarques prédateurs, à confisquer ces milliards de roubles volés et
investis à Londres et, plutôt que de les bloquer comme on le fait
aujourd’hui, à les donner aux pauvres en Europe et en Russie.
Que peut-on faire d’autre ?
Pour cesser les
hostilités, pour donner un avenir à l’Ukraine, on pense toujours qu’il
faut avancer ; parfois il faut, au contraire, reculer. Il faut dire: “On
s’est trompé”. En 1992, après la chute du mur de Berlin, nous nous
trouvions à une bifurcation. Nous nous sommes trompés de chemin. Je
pensais alors véritablement qu’il n’y aurait plus de blocs, que l’Otan
allait être dissoute car l’Amérique n’avait plus d’ennemi, que nous
allions former un grand continent pacifique. Mais je pressentais aussi
que cela allait exploser car il y avait déjà des tensions : dans le
Caucase, en Arménie dans le Haut-Karabakh… À l’époque, j’avais écrit une
lettre à François Mitterrand.
Quel était le contenu de cette lettre ?
J’ignore
s’il l’a reçue, mais j’évoquais la construction d’une Europe qui
n’avait rien à voir avec le monstre bureaucratique représenté
aujourd’hui par Madame von der Leyen. Je rêvais d’une Europe
respectueuse des identités, à l’image de la Mitteleuropa de Zweig et de
Rilke. Une Europe finalement plus puissante car plus souple, à laquelle
on aurait pu adjoindre l’Ukraine, les Pays Baltes et pourquoi pas la
Biélorussie. Mais une Europe sans armes, sans blocs militaires, une
Europe composée de sanctuaires de la paix. Les deux garants de cette
architecture auraient été la France et la Russie, deux puissances
nucléaires situées aux deux extrémités de l’Europe, chargées légalement
par l’ONU de protéger cet ensemble.
Est-ce réaliste ?
La Mitteleuropa n’est pas une
utopie, elle a existé. Je veux y croire et marteler cette idée. Il y a
quelques années, j’ai rencontré Jacques Chirac puis Dominique de
Villepin, qui partageaient cette vision d’une Europe de Paris à
Saint-Pétersbourg. Mais les Américains en ont décidé autrement. Cela
aurait signifié la fin de l’Otan, la fin de la militarisation de
l’Europe qui, appuyée sur la Russie et ses richesses, serait devenue
trop puissante et indépendante. J’espère tout de même qu’un nouveau
président s’emparera de cette idée. L’Europe est un Titanic qui sombre
et d’un pont à l’autre, on se bat.
Cette situation est tellement
tragique, tellement chaotique, qu’il faudrait proposer une solution
radicale, c’est-à-dire revenir à la bifurcation de 1992 et reconnaître
qu’il ne fallait pas relancer la course aux armements, reprendre cette
direction démocratique et pacifique qui pouvait très bien inclure la
Russie. Cela damnerait le pion aux tendances extrêmes en Russie. Cela
éviterait l’effondrement politique et économique qui concerne toute la
planète. Ce serait une issue honorable pour tout le monde et cela
permettrait de construire une Europe de la paix, des intellectuels, de
la culture. Notre continent est un trésor vivant, il faut le protéger.
Hélas, on préfère prendre le contre-pied de cette proposition : bannir
Dostoïevski et faire la guerre. C’est la destruction garantie car il n’y
aura pas de vainqueur.
Andreï Makine
Andreï Makine, né en Sibérie, a publié une douzaine de romans traduits dans plus de quarante langues, parmi lesquels Le Testament français (prix Goncourt et prix Médicis 1995), La Musique d’une vie (éd. Seuil, 2001), et, plus récemment, Une femme aimée (Seuil). Il a été élu à l’Académie française en 2016.
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