Père Maurice Fourmond
Le confinement actuel a vu un
certain nombre d’initiatives de paroisses pour retransmettre sur internet la
messe quotidienne ou dominicale afin de maintenir l’unité de la communauté
croyante. Des retransmissions de la messe célébrée par un ou plusieurs prêtres
ont permis aux paroissiens de s’unir dans leur maison à la célébration.
D’autres initiatives de moments de prière comme le chapelet ont aussi vu le
jour en vidéo conférence. Cela est vécu aussi à Marie-Thérèse grâce à une
chaîne de télévision interne permettant la retransmission dans les chambres des
résidents, de la messe célébrée à la chapelle par un prêtre seul, accompagné
d’une religieuse.
Toutefois, beaucoup s’interrogent sur le sens d’une eucharistie sans
assemblée. Le virtuel peut-il remplacer l’absence de présence physique ?
D’autant que pour le sacrement de l’eucharistie, manger réellement le pain
consacré est un élément constitutif du sacrement. Quel est le sens d’une
communion de désir ? C’est pourquoi, beaucoup de questions se posent qui touchent
à ce qu’est un sacrement et particulièrement l’eucharistie.
Je vois en particulier deux questions fondamentales : l’une sur la
nature de l’eucharistie et l’autre sur la place du corps dans tout acte
sacramentel.
1 - Quelle est la nature de l’eucharistie, son objet essentiel ?
Au cours des siècles, la pensée de l’Église sur le sacrement de
l’eucharistie s’est modifiée. Dans la primitive Église, les disciples se
réunissaient le dimanche. Au cours de cette assemblée dominicale, ils faisaient
mémoire de leur maître, de son enseignement, de sa mort et de sa résurrection.
Au cours d’un repas, ils reprenaient les paroles de Jésus le soir de son
arrestation, « Prenez et mangez, ceci est mon corps livré pour vous »
et de même pour le vin, puis ils partageaient cette nourriture par lesquels la
vie ressuscitée de Jésus, sa force et sa lumière leur étaient communiquées. Peu
à peu la dimension repas partagée a pris moins d’importance au profit de la
célébration d’un sacrifice qui serait en lui-même rédempteur,
indépendamment d’un repas partagé entre les disciples de Jésus. La célébration
de la messe a perdu son caractère premier de repas partagé pour devenir un acte
sacrificiel offert à Dieu, en référence au sacrifice de la croix comme s’il
fallait réitérer chaque jour ce que Jésus a accompli « une fois pour
toutes ». Comme le dit le Père Sesboué, jésuite, dans un article de
« Croire - La Croix » : « La messe n'est pas une autre
immolation que la croix : elle en est la présence sacramentelle. Ni l'Église, ni le prêtre «n'immolent» le Christ :
ils présentent à Dieu à chaque célébration l'unique immolation du Christ… La
ressemblance sacramentelle est donc la raison du transfert du terme
d'immolation de la croix à l’eucharistie. Heureusement cette ambiguïté du texte
se trouve levée par l'analyse des actes du concile qui disent : la messe est «
la représentation commémorative de l'immolation passée ».
La dimension sacrificielle l’a emporté
sur la dimension du repas familial et fraternel, sur la nourriture indispensable
à la vie et à l’espérance du chrétien. Faire mémoire du Christ mort et
ressuscité a été peu à peu déconnecté de ce lien symbolique du repas, d’une
nourriture qui ouvre ceux qui y participent sur le partage de la vie ressuscité
du Christ vivant.
Cette autre vision théologique a eu
pour conséquence de donner une priorité à la dimension rédemptrice de la
célébration eucharistique par le prêtre, indépendamment du rassemblement autour
de la table et d’une nourriture partagée.
Si l’eucharistie est réellement la
célébration du Peuple de Dieu rassemblé comme le dit le mot
« Église » (Assemblée), on comprend mal les messes quotidiennes
privées que certains prêtres estiment devoir célébrer pour la rédemption du
monde, alors que c’est le rassemblement des croyants qui est premier. Dans son livre « Les sacrements » de
Louis-Marie Chauvet nous lisons : « Une Église sans assemblée serait une
contradiction dans les termes… C’est dire que le rassemblement est une
caractéristique majeure des chrétiens. De ce point de vue, un chrétien, c'est
quelqu’un qui se rassemble avec ses frères et soeurs au nom et en mémoire de
Jésus. Un tel rassemblement est comme la marque première des chrétiens »
(p. 52). Dans les premiers siècles, les évêques invitaient les chrétiens non
pas « à aller à la messe », mais « à aller à l’Église »
c’est-à-dire à faire assemblée, à se réunir au nom du Seigneur. L-M Chauvet rappelle que dans la primitive Église,
c’est le rassemblement des chrétiens le dimanche qui est premier. C’est en
faisant Église que le partage eucharistique construit le corps du Christ. L’eucharistie
n’est pas un « en soi », elle est « pour » les chrétiens
rassemblés. Dans un passage de sa lettre aux chrétiens de Corinthe, Paul
dénonce la difficulté des Corinthiens à faire Église lorsqu’ils se rassemblent
le dimanche ; il rappelle que « lorsque vous vous réunissez tous ensemble,
ce n’est plus le repas du Seigneur que vous prenez », car
« chacun se précipite pour prendre son propre repas, et l’un reste affamé,
tandis que l’autre a trop bu ». Le rite n’est pas rédempteur en lui-même,
il manifeste une rédemption déjà acquise dans le partage fraternel. En oubliant
que nous sommes les membres d’un même corps, le corps du Christ, nous
contredisons le sens même de ce que nous célébrons : « Celui qui mange et
qui boit, mange et boit son propre jugement s’il ne discerne pas le corps du
Seigneur. » (1 Co 11, 17…34).
Le Père Chauvet montre bien le lien étroit entre le corps du Seigneur
dans la nourriture eucharistique et le Corps du Seigneur qui est l’assemblée
célébrante (p. 154-157). Si l’eucharistie rappelle que le monde « a
été » sauvé par la mort et la résurrection de Jésus, la célébration de
l’eucharistie ne « sauve » pas le monde, elle fait participer les
disciples de Jésus et bien au-delà l’humanité entière, à une rédemption déjà
acquise. "Quel est l'effet de la messe et par conséquent sa raison d'être ?
C'est de produire le sacrifice spirituel de l'humanité présente. Non seulement
elle le rend possible, mais elle l'effectue, elle le fait faire aux hommes
d'aujourd'hui, bien qu'elle le leur fasse faire librement. »Y. de
Montcheuil, Mélanges théologiques, Aubier, 1946, cité par le Père Sesboué dans
le même article que précédemment.
Cela change radicalement la vision de ce beau sacrement. Ce n’est pas un
« sacrifice » offert pour obtenir un salut déjà donné, mais une
nourriture pour la route de ceux qui sont en chemin, habités, grâce à cette
nourriture, par l’espérance du Christ qui a traversé sa mort et qui est définitivement
vivant. L’eucharistie est, par le Christ, le mouvement de l’humanité vers son
accomplissement définitif. C’est en ce sens que les sacrements ont tous une
dimension “eschatologique” ; ils inscrivent dans le moment du rite sacramentel,
quelque chose de l’espérance eschatologique ou, en d’autres termes, l’espérance
de l’accomplissement du projet de Dieu pour chacun et pour le monde.
C’est ainsi que la participation à un sacrement est une grâce pour le
présent de notre vie, mais aussi une promesse, celle de notre propre
accomplissement en Jésus. Dans chaque sacrement, Dieu en se donnant nous offre
la grâce de vivre le présent de notre existence et, en même temps, nous est
révélé ce à quoi nous sommes appelés, notre accomplissement et l’accomplissement
de l’humanité dont le Christ ressuscité est le signe. Chaque sacrement est
à la fois le moment favorable pour l’aujourd’hui de notre vie et la promesse
pour l’eschatologie de notre vie, pour le terme de notre vie ici-bas.
Chaque fois que nous participons à un
sacrement, en particulier l’eucharistie qui est le sacrement vécu au moins
chaque dimanche, nous recevons une grâce pour aujourd’hui et nous réalisons la
vérité et la beauté de notre avenir. Cette
révélation, inscrite dans le rite, est une espérance féconde qui nous soutient
dans notre marche ici-bas. Quelque chose de la vie éternelle est à vivre
maintenant à travers le rite sacramentel, dans la perspective heureuse d’un
accomplissement parfait.
L’accomplissement de l’humanité déjà réalisé en Jésus, nous est assuré à
travers le rite sacramentel, mais ce rite nous engage à travailler comme Jésus
incarné au milieu des hommes ; il nous faut poursuivre à notre échelle et selon
notre vocation propre, son travail d’humanisation et de divinisation. D’où la dimension
éthique de l’acte sacramentel. Nous sommes en marche vers notre accomplissement
à l’image de Jésus, mais il nous faut suivre le chemin de Jésus, chemin de
vérité de l’homme, chemin de vérité pour l’homme.
C’est ainsi que le repas eucharistique
tout en annonçant notre accomplissement dernier, est un rite qui se réfère à
l’aujourd’hui de notre vie. Cette référence à l’aujourd’hui de notre vie est
signifiée par la présence des croyants, présents avec toute leur vie, leurs
joies et leurs peines, leur travail et leur espérance. Mais cet aujourd’hui
doit être aussi signifié par les rites et les paroles de la célébration qui ne
peuvent être hors du temps, mais répondre à la réalité de l’existence des
hommes et des femmes d’aujourd’hui.
2- Après sa résurrection, le Christ continue à être présent dans notre
monde ?
Quels sont les signes sensibles de cette présence ? Dieu se manifeste
toujours à travers des signes sensibles. J’ai appris dans ma jeunesse que le
sacrement est « un signe sensible, institué par Jésus Christ, pour
produire ou augmenter la grâce en nos âmes ». Déjà avant le départ
physique de Jésus après sa résurrection et avant le prolongement de sa présence
vivante à travers de multiples signes en particulier les rites sacramentels, on
peut dire que la définition du sacrement s’applique de façon parfaite à l’homme
Jésus de Nazareth. Signe sensible, Jésus l’a été totalement comme le rappelle saint Jean
dans sa première lettre : « Ce que nous avons entendu, ce que nous avons
vu de nos yeux, ce que nous avons contemplé et que nos mains ont touché du
Verbe de vie, nous vous l’annonçons. » (1 Jn 1, 1). L’incarnation est bien
une proximité physique avec cette humanité que Dieu aime. Elle est déjà à
travers la vie terrestre de Jésus un don de grâces multiples pour les hommes en
particulier un don d’amour infini, une grâce rayonnement de l’amour de Jésus
jusqu’à accepter sa mort injuste sur une croix.
Annonçant son départ visible, Jésus entend nous introduire dans une
autre forme de présence. C’est ainsi que nous entendons cette dernière parole
de Jésus dans l’évangile de Matthieu : « Et moi, je suis avec vous tous
les jours jusqu’à la fin du monde. » (Mt 28, 20). Cette promesse de Jésus
est à prendre au sérieux d’où la question : comment Jésus est-il toujours avec
nous ? Comment Jésus absent physiquement peut-il être encore présent dans notre
vie et la vie du monde ? Nous avons plusieurs indices dans les Écritures et
nous pouvons en vérité leur donner un rôle sacramentel, comme signe efficace de
la grâce divine pour nous.
C’est la présence du « Verbe » divin dans la création
elle-même. C’est ce qui nous est suggéré dans le prologue de l’évangile selon
saint Jean : « Au commencement était le Verbe, et le Verbe était auprès de
Dieu, et le Verbe était Dieu. Il était au
commencement auprès de Dieu. C’est par
lui que tout est venu à l’existence, et rien de ce qui s’est fait ne s’est fait
sans lui… Et le Verbe s’est fait chair, il a
habité parmi nous. » (Jn 1, 1-5 et 14).
Dans ce prologue de Jean, nous voyons que le Verbe, la Parole qui a pris chair
en Jésus de Nazareth est à l’origine même de l’univers. Nous avons là la
dimension cosmique du Christ, chère au Père Teilhard de Chardin. La grâce
créatrice se poursuit dans notre univers en lien avec le sommet que constitue
l’Incarnation.
La présence de Jésus ressuscité est
aussi dans le don de l’Esprit Saint, don affirmé par Jésus spécialement après
sa résurrection : « Jésus leur dit de nouveau : « La paix soit
avec vous ! De même que le Père m’a envoyé, moi aussi, je vous
envoie. » Ayant ainsi parlé, il souffla sur eux et il leur dit :
« Recevez l’Esprit Saint. » (Jn 20, 21-22). Ainsi le Christ vivant
est toujours avec nous par cette présence intérieure de l’Esprit Saint. Ce lien
avec l’Esprit qui habite chacun est un signe que la grâce du Christ continue à
agir dans notre vie. Saint Paul affirmait aux chrétiens de Rome qu’ils
n’étaient pas « sous l’emprise de la chair, mais sous celle de l’Esprit,
puisque l’Esprit de Dieu habite en vous » Et Paul ajoute que si l’Esprit
du Christ habite en nous, il nous fait vivre non comme des êtres charnels, mais
comme des « justes » c’est-à-dire comme des personnes
« ajustées » à Dieu, en communion avec lui, nourris de la force et de
la lumière du Christ lui-même (cf Rm 8, 9-10). On peut dire en vérité que cette
présence et cette action de l’Esprit du Christ apportent en nous, une grâce
sacramentelle, un véritable signe sensible de la présence de Jésus vivant,
offert à chacun.
Il est un autre signe de cette présence efficace du Christ dans nos
vies, c’est la rencontre du frère. C’est ce qui est annoncé dans le grand texte
de Matthieu (25) appelé le jugement. Le Fils de l’homme sépare les justes et
les autres. Les premiers sont reconnus à leur vie de solidarité et d’entraide
envers les plus démunis : ceux qui ont faim, soif, étrangers, nus, malades,
prisonniers. Curieusement, le Fils de l’homme appelé roi déclare aux justes que
ce qu’ils ont fait « aux plus petits qui sont mes frères, c’est à moi que vous
l’avez fait » (Mt 25, 34…40). « C’est à moi que vous l’avez
fait » affirme Jésus, ainsi la rencontre de l’autre dans un don de soi
authentique est un signe sensible, un sacrement de la présence du Christ,
porteur d’une réelle grâce de vie.
La méditation de la Parole de Dieu est également un signe
particulièrement important pour être en communion avec le Christ vivant. Le prologue de Jean
nous dit que le Verbe, la Parole s’est faite chair. Dans la parole transmise
par les témoins de la vie de Jésus de Nazareth, nous pouvons reconnaître en
vérité la présence du Vivant, cette parole étant un signe sensible d’un message
de grâce qui nous est offert chaque fois que nous méditons cette parole. C’est
pourquoi cette parole est un authentique sacrement de la présence pour nous du
ressuscité. Elle est une grâce pour transformer notre vie à l’exemple du
Seigneur Jésus.
Comment ne pas penser que la prière est
aussi un signe sensible d’une présence mystérieuse de Dieu qui souhaite vivre
une réelle communion avec nous par l’action de l’Esprit Saint, alors même que
nous n’en avons pas toujours une conscience claire. Lorsque, dans l’évangile,
Jésus parle de la prière, il a des mots très forts pour nous parler de cette
présence divine : il invite à prier dans le secret de notre coeur et dans le
secret du coeur, Dieu notre Père est présent « ton Père qui voit dans le
secret te le rendra » (Mt 6, 6). Il te le rendra en t’apportant une grâce
de lumière et d’espérance.
Cette présence du Christ vivant chaque jour dans nos vies est
particulièrement exprimée dans les sacrements de l’Église. Certes l’histoire de
l’Église nous montre des évolutions dans le nom comme dans le choix des rites
sacramentels. Les Pères de l’Église de langue grecque parlaient de
« musterion » dérivé de « muein » " être fermé "
qui en latin a été traduit par mysterium puis sacramentum. Les sacrements
permettent de découvrir ce Dieu caché (mysterium) qui veut s'ouvrir et s'offrir
à l'homme par le Christ. Le signe est plus visible empruntant des réalités très
nécessaires à la vie comme l’eau ou le pain. La finalité des sacrements est
l’union avec Dieu, ou autrement dit le fait de pouvoir vivre à la suite du
Christ le mystère pascal. Le deuxième concile de Lyon (1274) fixe
définitivement le nombre des sacrements à sept, nombre défini à nouveau par le
concile de Trente, (session VII, 1547, canon 1).
Nous voyons donc que tous ces signes
nous offrent de nombreux moyens pour vivre une réelle présence du Christ
ressuscité, permettant aux croyants d’entrer par une action symbolique en
communion réelle avec Dieu par la médiation du Christ et sous l’influence de
l’Esprit Saint.
3- Par les sacrements, Dieu agit plus directement dans notre vie de tous
les jours
Pour nous chrétiens, parmi les divers
signes de la présence de Dieu dans nos vies, les sacrements ont une place
particulière. Qu’est-ce qui distingue les sacrements des autres signes de la
présence de Dieu dans nos vies ? Est-ce que la présence de rites précis change
la nature des signes de la présence du Christ vivant ? Les sacrements
apportent-ils une grâce particulière ?
Il est certain que les rites
sacramentels avec des signes sensibles très concrets, avec les paroles qui les
accompagnent et la foi d’une assemblée croyante, constituent à la fois un signe
humain essentiel et une action divine particulière. Certes, dans les autres
signes énumérés précédemment, je « sais » que Dieu est présent et me
donne sa grâce. Dans le sacrement, le rite
« me le dit » explicitement. Ainsi dans l’eucharistie, à travers la
parole du Christ « prenez et mangez, ceci est mon corps » la présence
est dite et dépasse un savoir intellectuel. Ou encore dans le baptême le rite
dit « tu es mon enfant bien-aimé » comme cette parole divine avait
été dite sur Jésus lors de son baptême par Jean dans les eaux du Jourdain.
Ce qui est spécifique des divers sacrements, c’est un lien étroit avec
la vie des femmes et des hommes qui en sont bénéficiaires. On peut tout à fait
se référer aux connaissances anthropologiques pour percevoir la pertinence des
tous ces signes de grâce que sont les sacrements, non seulement à travers la
parole qui donne un sens à ce qui est célébré, mais à travers la symbolique du
signe lui-même. Qui ne voit dans les sacrements un étroit rapport avec les
grands moments de la vie : la naissance avec le baptême, la nourriture et la
boisson indispensables à la vie dans l’eucharistie, l’échange en particulier
l’échange d’un don d’amour réciproque avec le mariage, l’apaisement de la
souffrance avec le sacrement des malades, la solidarité et la communion entre
tous avec les divers ministères et le sacrement de l’ordre. C’est toute la vie dans ses moments les plus
essentiels que l’on retrouve dans les divers sacrements.
On connaît l’importance de l’action symbolique dans toute vie humaine.
On peut ainsi comprendre le bien-fondé des « symboles »
indispensables pour la recherche, la connaissance de Dieu et une communion de
vie avec lui. Nous savons que, contrairement à l’opinion de certains, le
symbole est un des moyens les plus efficaces pour traduire une réalité que les
mots peinent à décrire. Chacun des signes sacramentels apporte une
signification symbolique majeure pour notre vie et notre union avec Dieu.
4- Place du corps dans la fonction sacramentelle et spécialement dans
l’eucharistie.
Les récits des évangiles sur Jésus nous montrent la place du corps dans
sa vie en particulier à travers les multiples guérisons : Jésus qui touche le
lépreux, Jésus qui enduit les yeux de l’aveugle avec de la boue, Jésus qui
prend la main de la petite fille de Jaïre, Jésus qui invite le paralysé à se
lever et à marcher, Jésus qui multiplie les pains pour nourrir ceux qui l’ont
accompagné toute la journée. Même si, par sa parole, Jésus ouvre ceux qui
l’écoutent sur une vie avec Dieu, une vie spirituelle, les signes qu’il en
donne sont bien ancrés dans la vie concrète des gens, une vie qui est à la fois
spirituelle et corporelle. À ceux qui ont mangé un pain bien matériel, Jésus
offre un autre pain, un pain spirituel dont le pain matériel est le signe.
C’est ce que nous lisons dans le récit sur le pain de vie en saint Jean : Jésus
s’étonne de voir que la préoccupation légitime d’une nourriture matérielle, les
empêche de voir que la faim d’un pain matériel renvoie à une autre faim, celle
d’une nourriture aussi et plus essentielle à la vie. C’est pourquoi il
invite ses interlocuteurs à travailler « pour la nourriture qui demeure
jusque dans la vie éternelle, celle que vous donnera le Fils de
l’homme »(Jn 6, 27). Avoir mangé un pain matériel aurait dû conduire à
accueillir la nourriture spirituelle que Jésus est venu apporter au monde.
À l’exemple de ce que Jésus faisait
dans sa vie terrestre pour les gens, les sacrements prolongent l’action de
Jésus en nous donnant des signes matériels porteurs d’une présence et d’une
grâce divines, nous invitant à entrer dans une rencontre spirituelle. C’est
l’eau du baptême, le pain de l’eucharistie, l’huile des malades, l’échange
explicite d’un accord mutuel pour le mariage, l’imposition des mains pour le
sacrement de l’ordre. De plus, comme dans les récits évangéliques (« Va,
ta foi t’a sauvé »), la foi est un élément constitutif du sacrement même
si l’offre de Dieu est présente alors même que le bénéficiaire n’en a pas
conscience ou n’en a qu’une conscience diffuse.
Cependant, les sacrements ne sont jamais pour une seule personne. Dans
tout sacrement intervient une triple présence : la présence de Dieu, la
présence personnelle du croyant et la présence de l’Église. Nous en revenons à
la notion de corps. Il me semble qu’il convient de prendre le mot
« corps » au sens large : nous parlons à la fois du corps dans sa
réalité physique et du corps dans sa réalité spirituelle. C’est ainsi que nous
employons le terme « corps du Christ » selon des réalités
différentes. Aujourd’hui on ne peut parler qu’au passé de la réalité physique
du corps de l’homme Jésus. Il y a 2000 ans Jésus a eu un corps humain en tout
semblable au nôtre, « il est devenu semblable aux hommes. » (Ph 2,
7). Le Christ est ressuscité, sa présence ne peut pas être physique. Ce qu’on
appelle les apparitions du ressuscité après sa mort sont des manifestations
humaines qui ne disent pas comment il est réellement, car l’état de ressuscité
dépasse totalement notre entendement. Ces manifestations permettent simplement
aux personnes à qui elles sont destinées, de percevoir que celui qu’elles ont
connu avant sa mort est bien vivant. Pour parler de la résurrection des corps,
l’apôtre Paul parle d’un « corps spirituel » : « Ce qui est
semé corps physique ressuscite corps spirituel » (1 Co 15, 44). Ce qui nous empêche
de vouloir chosifier la réalité physique de la résurrection.
Dans le langage actuel de l’Église, quand nous employons
le terme « Corps du Christ », nous parlons de deux réalités : Le
Christ ressuscité qui n’est pas un corps physique mais spirituel, l’autre est
le corps « mystique » du Christ, que nous sommes, ce corps dont nous
parle saint Paul dans sa lettre aux Corinthiens : « Or, vous êtes corps du
Christ et, chacun pour votre part, vous êtes membres de ce corps. » (1 Co
12, 27). Ce corps mystique du Christ que nous sommes se rapporte à la fois à
notre existence physique et à notre vie spirituelle : physique car beaucoup de
membres du corps du Christ sont encore en chemin sur cette terre ; c’est avec
ce corps charnel que nous constituons l’assemblée dominicale et que nous
faisons Église. Et en même temps, nous sommes un corps spirituel, membres du
corps ressuscité de Jésus, remplis de sa promesse et vivant déjà son espérance
pour chacun de nous, comme pour tous ses membres réunis dans la prière et
l’action de grâce.
Il y a un lien étroit entre ce
« corps du Christ » que nous sommes, unis en assemblée, en Église, et
le corps ressuscité de Jésus présent dans la célébration eucharistique.
Lorsque les chrétiens se réunissent le
dimanche, le « dies domini », le « jour du Seigneur », et
qu’ils se retrouvent autour de la table pour partager le repas du Seigneur, ils
sont unis au corps ressuscité de Jésus en sorte que la vie ressuscitée de Jésus
nous est communiquée à travers le rite sacramentel grâce à l’action de l’Esprit
Saint et à la foi de l’assemblée. Cette participation à la vie du ressuscité
concerne chacun et le corps ecclésial présent dans la célébration.
5- Présence réelle
Lorsque l’Église parle de la présence
du Christ vivant dans la célébration de l’eucharistie, elle distingue
différentes présences réelles. Un texte du préfet de la « Congrégation
pour le Culte divin et la Discipline des Sacrements » du 15 octobre 2004
pour l’année de l’eucharistie le précise : « Dans la célébration de la
Messe, les principaux modes de présence du Christ au sein de l’Église sont
graduellement mis en évidence. En premier
lieu, il est présent dans l’assemblée même des fidèles réunis en son nom; il
est présent dans sa parole, quand on lit dans l’église les Saintes Écritures et
qu’on en fait le commentaire, il est présent dans la personne du ministre, il
est présent enfin et surtout sous les espèces eucharistiques : cette
présence-là est absolument unique, parce que, dans le sacrement de
l’Eucharistie, le Christ tout entier, Dieu et homme, est présent,
substantiellement et d’une manière continuelle. C’est justement pour cela que
la présence du Christ sous les espèces consacrées est appelée réelle :
“ réelle non par exclusion, comme si les autres n’étaient pas telles, mais
par excellence ” (Mysterium
fidei, 39) ” (De sacra communione, 6).
Quelle est cette présence « par excellence » ou
« éminente » du Christ dans l’eucharistie ? Au cours des siècles, les
théologiens ont cherché à expliquer cette présence eucharistique reconnue dans
la foi selon la parole de Jésus à la dernière Cène sur le pain et le vin :
« Prenez et mangez, ceci est mon corps livré pour vous. Ceci est mon sang
versé pour vous ». En fait cette présence est impossible à expliquer pas
plus que nous ne pouvons expliquer l’affirmation que Jésus de Nazareth est à la
fois vrai Dieu et vrai homme. Aucune
explication ne rend compte du mystère de l’action divine. Des essais approuvés
par l’Église ont été tentés à partir des concepts philosophiques de substance
et d’accidents, empruntés à Aristote. Cette explication n’est évidemment pas de
foi car l’action de Dieu dans l’eucharistie déborde infiniment toute tentative
de représentation. Dans notre enfance, nous avons pu constater les risques de
vouloir matérialiser la présence du ressuscité. Si nous croyons que le Christ
vivant est présent dans la nourriture matérielle du pain et du vin, nous ne
pouvons pas la « décrire ». En la
matérialisant, nous en étions arrivés par exemple à croire que nous croquons la
chair du Christ d’où l’interdiction de mâcher le pain comme on doit le faire
pour toute nourriture. Il n’y a pas de présence matérielle du Christ, mais une présence
spirituelle sous le signe matériel du pain. Il nous faut accepter de ne pas
comprendre cette réalité spirituelle du don de la vie ressuscité de Jésus
lorsque nous mangeons le pain sur lequel les paroles de Jésus ont été
prononcée, mais en vivre avec toute notre foi au Seigneur vivant pour nous.
Car c’est « pour nous » que le Christ se donne dans cette
nourriture. Louis-Marie Chauvet y insiste fortement en montrant que
l’eucharistie n’a de sens que parce que cette nourriture spirituelle est pour
nous, pour nous relier au Christ comme membres de son Corps. C’est ainsi que
l’essentiel de l’eucharistie est de nous nourrir de la vie ressuscitée de Jésus
par le fait de « manger » ce pain. Si belle que soit l’adoration
eucharistique, c’est une dévotion qui n’a de sens qu’en vue de se nourrir de ce
pain. Le Christ a demandé de refaire son repas et de nous nourrir de ce pain
qui est sa vie donnée ; l’eucharistie n’a pas été donnée par Jésus pour être
adorée, mais pour nous nourrir de sa vie offerte dans cette nourriture que nous
prenons en mémoire de lui.
6- Place de la foi dans la réalité
sacramentelle.
De même que la plus grande partie des
guérisons opérées par Jésus ont fait appel explicitement à la foi, avec ce
leitmotiv « Va, ta foi t’a sauvé », de même ce prolongement de
l’action du Christ dans le rite sacramentel implique la foi de la personne
concernée membre du corps du Christ, comme aussi la foi du corps ecclésial.
C’est une des raisons qui pourraient nous rapprocher de la pensée protestante
pour qui la foi de l’assemblée est constitutive de la présence du ressuscité. Très souvent, dans nos débats théologiques, il
convient presque toujours d’employer la préposition « et » et non pas
la préposition « ou ». C’est ce qui a permis cet accord relativement
récent entre les catholiques et les luthériens sur le salut reconnu par les uns
et par les autres comme étant issu « et » de la
foi « et » des oeuvres. Maintenir la foi comme constitutive de
la présence eucharistique dans le pain, même hors de la célébration, pourrait
être un chemin de rapprochement entre les frères de confessions différentes.
Quelle est la place du sacrement de l’eucharistie dans la vie du
chrétien ? Comme nous le disions plus haut, c’est l’assemblée des disciples de
Jésus qui est constitutive de l’identité chrétienne : « Quand deux ou
trois sont réunis en mon nom, je suis là, au milieu d’eux. » (Mt 18,
20). C’est la personne du Christ qui est au centre de la vie du chrétien.
L’eucharistie est un moyen privilégié pour nous unir à lui, grâce à sa parole
et à son pain. L’eucharistie en effet nous unit à ce qui est fondamental dans
la vie de Jésus : son amour offert jusqu’à accepter sa mort injuste, mais aussi
sa victoire sur toutes les forces de mal y compris la mort. Si le Christ est au
coeur de notre vie, l’eucharistie est un moyen important mais pas le seul pour
être rejoint par le Seigneur. Il a aussi cet aspect essentiel de nous relier
les uns aux autres comme membres d’un même corps avec toutes les exigences de
cette solidarité dans la foi.
C’est pourquoi, nous pouvons éprouver
un manque pendant cette période de confinement et d’impossibilité de nous
rassembler. Ce temps nous permet peut-être de mieux mesurer le
don qui nous est fait par le Christ vivant dans ce sacrement.
Publié dans Essais
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*Missionnaire
au Sénégal de 1952 à 1957 (vicaire à Palmarin - professeur de théologie
à Sébikotane - curé de la Cathédrale de Dakar)Professeur de Dogmatique au Séminaire spiritain de Chevilly-La-Rue (94) de 1957 à 1962
Supérieur du séminaire-collège de Fort de France de 1962 à 1964
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